L'art-thérapie en ligne : connexion ou perte de sens?

Écrit par Alice Albertini, art-thérapeute MA

Introduction : L'Art-Thérapie à l'Ère du Numérique

L'art-thérapie a longtemps été associée à un espace tangible : une table recouverte de papier, des mains plongées dans la peinture, l'odeur du bois ou de l'argile. L'acte créatif engage les sens, mobilise le corps et s'ancre dans un lieu, sous le regard attentif de l’art-thérapeute professionnel. Pourtant, le numérique, souvent perçu comme froid et dématérialisé, s'est progressivement imposé comme un nouvel espace thérapeutique.

L'essor des outils numériques et la nécessité d'adaptation imposée par la pandémie ont conduit de nombreux art-thérapeutes à repenser leur pratique. Ce qui était au départ une contrainte est devenu une opportunité : celle d'atteindre des publics éloignés, de proposer un cadre thérapeutique flexible et de repousser la forme habituelle de cet accompagnement par la création.

Mais que perd-on lorsque l'écran remplace la présence ? Et que gagne-t-on ? Explorons ensemble la transformation et l’évolution de l'art-thérapie à l'ère du numérique, ses défis, ses innovations et les perspectives qui s'ouvrent tant pour les art-thérapeutes que pour les patients.

L'Essor de l'Art-Thérapie en Ligne : le facteur pandémie de Covid-19

Un tournant imposé par la pandémie

La pandémie de COVID-19 a agi comme un catalyseur pour la transition vers la thérapie en ligne. Du jour au lendemain, psychologues, psychiatres et art-thérapeutes ont dû trouver des solutions pour assurer une continuité des soins à distance. Cette transformation a mis en lumière à la fois le potentiel et les limites de la thérapie numérique.

Avant 2020, l'art-thérapie en ligne était encore marginale. Peu de professionnels osaient franchir le cap, en raison de résistances éthiques et technologiques. Certains s'inquiétaient de la perte du contact direct et de l'impact sur la relation thérapeutique. D'autres doutaient de la capacité du numérique à reproduire l'expérience sensorielle essentielle à l'art-thérapie. Et disons-le dans les centres de formation, il n’était jamais fait mention de l’art-thérapie en ligne.

Pourtant, des initiatives existaient déjà. En milieu hospitalier, des projets de télé-médecine en art-thérapie ont vu le jour, notamment pour les soins palliatifs et les patients vivant dans des régions isolées. Une étude menée par Jones (2017) sur l'art-thérapie à distance dans les soins palliatifs en milieu rural a révélé que les patients bénéficiaient d'un sentiment accru de contrôle et d'accessibilité au soin, malgré l'écran.

Les premiers travaux de recherche

L'intérêt pour les technologies numériques en art-thérapie ne date pas d’hier. Dès les années 2000, Cathy Malchiodi a exploré l'intégration des outils numériques dans la pratique art-thérapeutique, ouvrant la voie à des réflexions plus larges sur leur impact thérapeutique.

Dans la continuité, Penny Orr (2016) a analysé les défis liés à la confidentialité, à l'expérience sensorielle et à la relation thérapeutique à travers les plateformes numériques. L'idée d'une thérapie « hybrique » combinant séances en présentiel et à distance, a ainsi commencé à émerger, permettant aux patients de bénéficier du meilleur des deux mondes.

Plus récemment, Zubala (2019) a mené une étude approfondie sur l'efficacité de l'art-thérapie en ligne. Ses résultats montrent que si cette approche permet de surmonter certaines barrières géographiques et logistiques, elle pose également des défis en matière d'interactions sociales et de profondeur de la relation thérapeutique.

Art-thérapie en ligne : réponse à une nécessité.

Lorsque le confinement a débuté en 2020, la nécessité de proposer quelque chose en ligne en lien avec le support contre l’anxiété m’est apparue. Face à l'isolement croissant, j’y ai vu une opportunité d'innovation plutôt qu'une période où nous ne pouvions du tout travailler et faire notre métier d’aide. J’ai décidé en avril 2020, d’offrir des séances gratuites d'art-thérapie en ligne. Jusqu’à ce moment précis, je n’avais jamais proposé de sessions d'art-therapie pour reduire l’anxiété, à des personnes dans ce contexte inédit.  

Le succès a été immédiat : des centaines de participants issus de nombreux pays ont rejoint ces séances, confirmant l'intérêt et le besoin d'une telle approche, même si la formule ne respectait pas le cadre thérapeutique habituel. Les consignes proposées ont même fait l’objet de recherches par la suite ( Cesari, 2024). Cette initiative a mené l’année suivante à la création du Sommet d'Art-Thérapie Francophone en 2021, un événement qui a renforcé la visibilité de l'art-thérapie et ouvert de nouvelles perspectives d'échange et de formation.

Avec cette expansion, il a fallu adapter le cadre de travail pour assurer un accompagnement plus sécurisé. Au fur et à mesure que les associations professionnelles et les milieux de travail réfléchissaient à comment s’adapter et toujours aider les personnes, des consignes ont peu à peu fait leur apparition. Les lignes directrices de mise en place de séances en ligne comprennent des plateformes ou la confidentialité est protégée, par le cryptage. La plupart des art-thérapeutes ont continué leurs suivis en ligne avec leurs clients, mais il devenait plus délicat de prendre de nouveaux clients pour évaluer si la formule en ligne restait sécuritaire pour eux. Le filtrage des demandes pour des séances individuelles (référer ailleurs les personnes en crise, avec des idéations suicidaires ou bien ceux qui ne peuvent pas établir d’endroit privés dans leur maison…).

Comment l'Art-Thérapie s'Adapte au Numérique

Impact sur la relation thérapeutique

L'écran modifie indéniablement la relation thérapeutique. Le regard, la voix, les micro-expressions deviennent les principaux vecteurs de lien. L'attention du thérapeute se concentre différemment : il capte des signaux subtils dans le ton de la voix ou les hésitations.

S'il y a bien un aspect déstabilisant dans l'art-thérapie en ligne, c'est la perte de visibilité du corps entier du client pendant qu'il crée. Cette absence d'informations non-verbales complètes transforme l'observation thérapeutique traditionnelle. De plus, le transfert du contrôle de l'environnement s'inverse : alors qu'en cabinet, l'art-thérapeute établit le cadre et propose le matériel d'art, en distanciel, c'est le client qui maîtrise son espace et peut choisir ce qu'il souhaite montrer en positionnant sa caméra d'une certaine façon. Cette redistribution du pouvoir dans la relation thérapeutique exige une adaptation profonde de la part du thérapeute, qui doit développer de nouvelles compétences d'observation et de présence.

Les coupures Internet, les bruits extérieurs, les interruptions sont également des défis quotidiens. Certains patients vivent ces moments comme des ruptures thérapeutiques. Il faut alors les transformer en opportunités, les intégrer dans le processus, et parfois les aborder comme des métaphores du lien thérapeutique lui-même.

Nouvelles modalités de pratique

L'art-thérapie en ligne repose sur des outils sécurisés tels que Zoom, Meets, Skype et Doxy.me, permettant des séances individuelles ou collectives. Les groupes thérapeutiques et studios ouverts créent des espaces de partage et de soutien, favorisant la connexion malgré la distance.

Les outils numériques enrichissent également l'expérience :

• Dessin numérique avec Procreate et Adobe Fresco, permettant des expérimentations infinies
• Collage digital avec Canva et Miro, facilitant la superposition d'images et la création spontanée
• Immersion en réalité virtuelle avec Tilt Brush et SculptrVR, ouvrant la voie à une nouvelle exploration sensorielle (Hutson, 2022).

Les nouvelles formes d'expression artistiques

Le numérique transforme la création. Les textures sont fluides, les couleurs infiniment modulables, les supports évolutifs. Pour certains patients, notamment les adolescents, ces outils deviennent des prolongements naturels de leur imagination. Ils y trouvent un espace sans contraintes, où l'erreur n'existe pas. On peut prendre comme exemple, le travail de Naiara Belart Garcia (2020) qui accompagne des jeunes autistes, qui ont une pensée visuelle et qui sont passionnés par les jeux vidéos et la création assistée par ordinateur.

Les intelligences artificielles génératives d’images et de vidéo comme Deep Dream ouvrent des perspectives fascinantes : le patient (à faible motricité par exemple), propose une idée, la machine la matérialise, initiant un dialogue créatif entre humain et algorithme. Cette collaboration homme-machine offre un terrain d'exploration inédit des contenus psychiques.

Challenges et Limites de l'Art-Thérapie en Ligne

Confidentialité et sécurité des données

La confidentialité est un enjeu majeur dans la pratique en ligne. Les œuvres numériques, contrairement aux œuvres physiques, peuvent être enregistrées, copiées et diffusées sans le consentement du patient. Il est essentiel d'instaurer des protocoles stricts pour garantir la protection des données.

Le choix du stockage des données est crucial : faut-il privilégier le Cloud (dont le serveur se trouve localisé dans le pays du thérapeute ou du client pour permettre la protection des données) ou un disque dur sécurisé ? Les plateformes chiffrées, comme Zoom Pro ou Doxy.me, offrent un premier niveau de sécurité. Néanmoins, il reste nécessaire de se renseigner sur les lois de protections en vigueur dans le pays. Et les recherches soulignent l'importance de faire signer aux patients des consentements clairs et détaillés quant à la gestion de leurs créations numériques.

Perte du sensoriel et adaptation

L'un des défis majeurs de l'art-thérapie en ligne est l’altération de l'expérience sensorielle. La manipulation des matériaux artistiques – toucher l'argile, sentir l'odeur de la peinture – est une composante essentielle du processus. L'environnement numérique modifie cette approche, mais ouvre aussi de nouvelles possibilités.

L'essor de la réalité virtuelle (VR) permet de recréer une certaine interaction avec la matière. Des outils comme Tilt Brush ou SculptrVR offrent une expérience immersive, où les patients peuvent peindre ou sculpter dans un espace tridimensionnel, recréant une connexion physique avec l'œuvre qui semblait perdue dans l'univers numérique.

La résistance des art-thérapeutes et des patients

Certains art-thérapeutes restent sceptiques quant à l'efficacité de l'art-thérapie en ligne. Beaucoup la perçoivent comme une alternative temporaire, imposée par les circonstances plutôt qu'un véritable mode de pratique. Du côté des patients, la peur de perdre le lien humain ou la crainte de la technologie sont des freins importants.

Ces résistances peuvent être surmontées grâce à des formations spécifiques, un cadre thérapeutique clair et structuré, et un accompagnement progressif à l'outil numérique. L'objectif n'est pas de remplacer l'art-thérapie traditionnelle, mais de l'adapter aux nouveaux besoins et réalités du monde contemporain.

Intelligence Artificielle et Futur de l'Art-Thérapie

L'IA peut-elle être thérapeute ?

L'intelligence artificielle s'invite progressivement dans le domaine de la santé mentale, notamment à travers des outils comme Woebot et Wysa, des chatbots qui proposent un accompagnement émotionnel basé sur la thérapie cognitivo-comportementale, toujours disponibles. Ces applications offrent un accès immédiat à un soutien numérique, mais peuvent-elles réellement remplacer une relation thérapeutique avec un thérapeute humain ? Pour l’instant, ils sont perçu comme des appuis inter-séances, bien pour aider les personnes qui n’ont pas les moyens de se payer des séances de thérapie (il y en a malheureusement beaucoup).

L'art-thérapie repose sur l'expression symbolique et la relation humaine. L'image créée est vivante et parle à notre intériorité. Peut-on imaginer une IA capable d'interpréter la richesse des métaphores visuelles, de percevoir l'émotion derrière un trait de pinceau, ou de s'ajuster à la sensibilité d'un patient en temps réel ?

Un risque certain se profile également : la personne peut modeler l'IA pour qu'elle réponde exactement ce qu'elle souhaite entendre de réconfortant ou d'encourageant (contrairement à un humain). À long terme, aucune confrontation de la part d'un thérapeute ne formera une thérapie réussie, qui passe parfois par des prises de conscience désagréables, mais porteuses de changement. L'intelligence artificielle se limite donc encore à l'analyse et à la réponse algorithmique, sans véritable interaction profonde ni capacité de confrontation thérapeutique.

Innovations à venir

Le futur de l'art-thérapie numérique ne se limite pas à l'IA. La réalité augmentée et la réalité virtuelle ouvrent des perspectives inédites et déjà prometteuses. La thérapie par exposition en réalité virtuelle (VRET) pour le trouble de stress post-traumatique (TSPT) utilise une technologie avancée pour créer des environnements réalistes et contrôlés où les patients peuvent affronter leurs peurs et expériences traumatiques en toute sécurité. Des études révèlent que cette approche présente un taux de réussite impressionnant, entre 66% et 90%, ce qui en fait l'une des applications thérapeutiques les plus efficaces de la réalité virtuelle à ce jour. Des projets comme VR for Good utilisent également ces expériences immersives pour traiter l'anxiété et d'autres troubles. En permettant aux patients de créer dans un espace virtuel, ces outils offrent une nouvelle manière de travailler l'expression et la résilience, grâce à la technologie.

Le métavers, quant à lui, soulève des interrogations : peut-il être un terrain fertile pour la créativité thérapeutique ou risque-t-il d'encourager la dissociation ? Si certains y voient une extension des ateliers en ligne, d'autres s'inquiètent du risque de perte de connexion avec le réel. L'avenir de l'art-thérapie en distanciel se jouera sans doute à l'intersection entre innovation technologique et ancrage dans l'expérience humaine.

Conclusion : Une Nouvelle Ère pour l'Art-Thérapie ?

L'art-thérapie en ligne n'est pas une solution de substitution, mais bien une modalité complémentaire qui coexiste avec le présentiel. Elle permet une plus grande accessibilité, notamment pour les populations éloignées, et une flexibilité accrue, facilitant la continuité des soins. Elle ouvre également un espace d'expérimentation inédit, où la technologie devient un support de création et d'accompagnement.

Toutefois, pour assurer la pertinence de ce type de suivi thérapeutique, plusieurs défis doivent être relevés. Il est essentiel de maintenir un cadre éthique, protégeant la confidentialité des patients et garantissant la qualité de l'accompagnement. Il convient également de veiller à ne pas tomber dans une dépendance aux outils numériques, qui pourraient risquer de supplanter le processus thérapeutique au lieu de le soutenir. Enfin, la recherche clinique doit continuer afin d'évaluer avec précision l'impact de ces nouvelles modalités sur les processus thérapeutiques.

L'art-thérapie numérique en est encore à ses débuts, et son avenir reste à écrire. Dans dix ans, quelle place occupera-t-elle dans le champ de la thérapie et du soin ? Sera-t-elle une norme bien intégrée, ou une alternative encore en questionnement ? L'important est de rester à l'écoute des besoins des patients et des évolutions du monde thérapeutique, tout en préservant l'essence même de l'art-thérapie : permettre à chacun de se découvrir et de se transformer à travers le processus créatif.

Nous avons également un livret rempli d'arguments scientifiques

en faveur de l'art-thérapie pour vous à télécharger ci-dessous:

RÉFÉRENCES

• Brandoff, R. & Lomdardi, R. (2012)Miles Apart: Two Art Therapists’ Experience of Distance Supervision. Art Therapy: American Journal of Art Therapy, 29:2, 93-96,
• Cesari, E., & Sudres, J. L. (2024). Atelier e-art-thérapeutique et COVID19-Contexte, dispositif et évaluation. Les Cahiers de l’Actif, 572573(1), 103-114.
• Cundy, L. (2015) Love in the Age of the Internet. Attachment in the Digital Era. London: Routledge,

• García, N. B. (2020). Engaging visual thinkers on the autism spectrum: An intervention using digital arts in expressive arts therapy to improve emotion recognition and communication skills, and to develop cognitive, technical, and social capabilities (Doctoral dissertation, Dissertation for the European Graduate School Doctoral Program).
• Hillman, J. (1979). The Dream and the Underworld. Harper & Row.
• Hacmun, I., Regev, D., & Salomon, R. (2018). The principles of art therapy in virtual reality. Frontiers in Psychology, 9, 2082.
• Hutson, J. (2022). The role of virtual reality in art therapy to mitigate autism spectrum disorder (ASD) symptoms. Open Journal of Clinical & Medical Images, 2(2).
• Jones, G. (2017). Tele-health art therapy in palliative care: A case study. British Association of Art Therapists.
• Kaimal, G., Carroll-Haskins, K., Berberian, M., Dougherty, A., Carlton, N., & Ramakrishnan, A. (2020). Virtual reality in art therapy: a pilot qualitative study of the novel medium and implications for practice. Art Therapy, 37(1), 16-24.
• Malchiodi, C. (2000). Art Therapy and Computer Technology: A Virtual Studio of Possibilities. Jessica Kingsley Publishers.
• Miller, G., & McDonald, A. (2020). Online art therapy during the COVID-19 pandemic. International journal of art therapy, 25(4), 159-160.
• Orr, P. (2016). Art Therapy and Digital Media: Creative Approaches and Meaning Making. Jessica Kingsley Publishers.
• Scharff, J. S. (2013). Clinical Issues in Teletherapy: A Review. Psychoanalytic Perspectives, 10(1), 100-117.
• Suler, J., (2004). The Online Disinhibition Effect. CyberPsychology & Behavior, 7(3), pp.321-326
• Zubala, A. (2019). Digital Art Therapy: Exploring Benefits and Challenges. International Journal of Art Therapy.
• Zubala, A., Kennell, N., & Hackett, S. (2021). Art therapy in the digital world: an integrative review of current practice and future directions. Frontiers in Psychology, 12, 595536.
• Woebot Health. (2024). AI in mental health care: The future of therapeutic chatbots. Retrieved from https://woebothealth.com.
• VR for Good. (2023). Immersive Virtual Reality for Anxiety and Trauma Recovery. Retrieved from https://vrforgood.com.